Pierre-Alain Zuber
Des icônes de bois brut
Des planches, des poutres, des lambourdes et des lamelles de bois brut. Voila pour le matériau et pour le répertoire de formes ! Scier, équarrir, coller, cintrer. Voila pour les gestes ! Le vocabulaire paraît plus proche de la menuiserie que de la sculpture, et pourtant rien de moins artisanal que l’œuvre de Pierre-Alain Zuber ! La terminologie semble limitée, et pourtant tout son travail tient dans ces quelques mots ! Mais l’essentiel, bien sûr, est ailleurs ! Ou plutôt, ces choix spartiates ne sont que les signes extérieurs d’une réalité d’un autre ordre. Intérieure et métaphysique. Secret et complètement habité par l’aventure spirituelle qu’il conduit au bout de ses mains, Pierre-Alain Zuber a le geste humble et le projet immense. Il y a en lui du moine et du menuisier, quelque chose d’à la fois physique dans son rapport à la matière et mystique dans l’engagement spirituel qu’il y inscrit. Pourquoi le bois ? D’abord parce que, Valaisan, il vient d’un pays ou le bois est omniprésent. Jusqu’à son odeur qui a imprégné toute son enfance passée à côté d’un marchand de bois. Et puis parce que l’histoire d’amour du bois avec la sculpture remonte à l’aube des temps : se poser les questions d’aujourd’hui avec un matériau de toujours est une manière de s’inscrire dans une longue tradition tout en y apportant son grain d’individualité contemporaine. Enfin parce que le bois permet une mise en œuvre technique minimale, donc une intervention artistique très légère, et que, non poli et policé par les ponçages et les brillances, il garde intacts et expressifs la densité de sa chair ligneuse, son énergie brute et ses élans premiers.
Si vous voulez être entendu, criez. Si vous voulez être écouté, chuchotez ! Conseille le dicton. Tandis que l’heure est au spectaculaire et au déclamatoire, Zuber, lui, a choisi la voie du silence, du recueillement et du minimalisme. Voie étroite et solitaire, faite d’ascèse choisie et de sensibilité frémissante, qui, à l’époque de l’immédiat, sait sa maturation lente et mise sur le long terme. Loin de toute bienfacture artisane, de toute recherche d’effets, de toute « mise en forces ». De chaque force tirée du bois et comme mise à nu découle naturellement une forme. L’ensemble n’est pas composition fabriquée mais résultante d’un faisceau d’énergies mise en œuvre. Chaque pièce a sa logique interne précise, quasi mathématique, dictée par le matériau lui-même mais porté jusqu’à ses extrêmes limites, au bord du déséquilibre et de la rupture. Comme si tout était déjà contenu dans le bois, et que l’artiste ne vienne qu’y dégager et y exacerber les tensions sœurs de ses propres poussées et exigences intérieures, ce propre besoin d’absolu qui le hante.
Pas le plus petit artifice séducteur, mais une justesse parfaite, une beauté nue, intérieure. Les cintrages et les torsions imposées au bois sans le secours d’aucun élément étranger viennent exalter à la fois une sensualité naturelle et une ferveur méditative. Formule dangereusement rabâchée que celle de la dualité matière-esprit ! Et pourtant combien ici elle trouve son accomplissement, entre la simplicité presque rustique du travail et le vertige spirituel qui l’habite. «A travers mes gestes très simples, j’ai le sentiment de me relier à quelques chose de fondamental. Je fabrique chacune de mes pièces comme une petite icône personnelle. »
Le bois sait ne pas rester de bois
Avant d'arriver dans les mains d'un sculpteur, un morceau de bois a eu une vie. L'arbre a grincé dans le vent, s'est épanoui aux beaux jours, a vu son écorce éclater sous la sécheresse, son tronc et sa ramure subir, peut-être, la foudre. Mais l'héritage légué est riche d'espérances régénératrices.
Il n'est que d'aller en Suisse dans de grandes forêts primitives. Au-dessus d'Isérables (Valais), par exemple, où les mélèzes majestueux, puissants des alpages de Prarion-Le Grenier défient l'Histoire depuis un millénaire, pour certains. Ou de pénétrer la God Tamangur, forêt mythique d'arolles dont les plus vieux auraient pu entendre les cliquetis de l'escorte de Charlemagne allant fonder le cloître de San Jon dans le val Müstair (Grisons).
Tous ces arbres ont vécu, vivent encore et ne sont pas restés de bois; démentant une locution viciée. Ils ont été façonnés par les éléments, par les événements. Et ils façonnent leur environnement; comme ils façonnent notre conscience morale. Leurs branches ont bagarré contre le temps, leurs troncs se sont boursouflés d'excroissances faisant penser à un cœur sorti d'un poitrail, à des trognes.
Ces témoins ont des choses à raconter. Il faut savoir se mettre à leur écoute, briser leur silence apparent. Un souffle d'une grande sérénité sort alors du bois. Une respiration fort bien captée par Zuber, au vu de ses expositions (2012 et 2015) organisées par la Galerie Graziosa Giger à Loèche (Leuk, Valais).
Le bois fait entendre ses réparties
Le bois, avec Pierre-Alain Zuber, avait acquis la souplesse. Le sculpteur lui accorde désormais la grâce et la légèreté. Avec du pictural en prime, et toujours la plus grande sobriété.
Rappelons que nous ne sommes pas dans le figuratif. Nous ne sommes pas non plus dans l'abstraction. Mais conviés à un dialogue entre un créateur et le matériau de ses affinités. Un échange fait de retenue mais aussi d'interpellations incisives, «pour voir ce que cela donne» explique l'artiste. Et le bois fait entendre ses réparties. Pour Pierre-Alain Zuber, il n'est jamais mort. «Même scié, débité, il lui reste une tension. C'est un matériau qui a du nerf.» Une poutre entaillée avec régularité s'est articulée comme une colonne vertébrale. Posées, côte à côte, d'autres se sont bombées. Des planches, débitées en lamelles, se sont recomposées en chambres d'échos. Les interventions de Zuber révèlent des capacités insoupçonnées.
Au sol, au mur, les œuvres se courbent, pivotent, se replient ou s'ouvrent. Avec le désir d'entrer en discusion avec l'espace et la lumière. Les entailles, devenues des ajours dans des surfaces, déploient ces dernières comme des ondes. Certaines, teintées d'une coloration monochrome, démontrent paradoxalement une affirmation plus marquée mais aussi une aisance plus grande.
L'influence des années 70
Formé à l'Ecole des beaux-arts de Sion, puis à celle de Genève (actuelle HEAD), dont il est diplômé et où il a enseigné durant trente ans, jusqu'en 2011, Pierre-Alain Zuber appartient à cette génération marquée par la réflexion sur l'autonomie des constituants de l'œuvre (le châssis, la toile, les pigments, la notion de geste et d'empreinte), menée par les artistes français du mouvement Support-Surface. Génération influencée également par le dialogue épuré que les sculpteurs minimalistes américains établissaient entre les formes géométriques de leurs œuvres et la qualité de l'espace d'accueil (tapis de dalles carrées en cuivre, posé par Carl Andre dans la pente douce d'un talus, quadrilatère de poutrelles métalliques de Robert Morris, suspendu en apesanteur, par quatre minces câbles, dans une halle industrielle).
Rien d'étonnant, alors, à ce que certaines réalisations de Zuber donnent l'impression de s'être agrippées au mur pour s'élancer plus loin. Ses sculptures font preuve de dynamique, même si elle est contrôlée. Encore faut-il extirper cette puissance du cœur du bois, la rendre palpable.
Au Moyen Âge, les artisans sculptaient dans le bois des figures reflétant les émotions. Aujourd'hui, les émotions sont tirées du bois lui-même, de sa capacité à les laisser sourdre. Mais pour tirer le vrai du matériau, il faut des gestes vrais. On n'est pas ici dans le fignolage ornemental. Juste dans un processus rigoureux, déclenché par l'artiste. Le terme de Process Art a singularisé cette démarche. Et dans la fratrie de ceux qui peuvent s'en revendiquer, Pierre-Alain Zuber se reconnaît des affinités avec les pratiques de personnalités comme le Français Toni Grand, les Anglais David Nash et Tony Cragg et le Japonais Susumu Koshimizu.
«Une pièce raconte sa propre histoire, précise Zuber. Elle ne raconte pas autre chose que comment elle est faite.» Ainsi, ce sont les traits de scie qui permettent au carrelet de bois de se déployer. Que ces traits soient transversaux et le carrelet fait le dos rond ou le ventre creux. Obliques, le voilà qui vrille. Assemblé à d'autres, il crée du volume.
Des différences de caractère
Travaillant essentiellement l'épicéa et le mélèze, ce sont les caractéristiques de rudesse et de robustesse de ces espèces qui ressortirent d'abord dans les réalisations de Pierre-Alain Zuber. Les pièces au sol avaient une masse respectable, un poids, déployaient du muscle, regimbaient; non sans étonnement et admiration de la part des spectateurs. Lesquels avaient le sentiment d'avoir assisté à un numéro de dressage. Puis au fil d'une carrière maintenant conséquente, l'artiste et le matériau, se sont apprivoisés et évitent le spectaculaire.
Et si Zuber tient toujours à surprendre le spectateur et à se surprendre, chaque travail amène d'autres possibilités dont profitent les sculptures pour étaler leurs différences de caractère. L'une se veut d'emblée imposante mais au fond est discrète. Une autre, par ses tigelles insérées, se montrera plus volubile. Il fut même des fantaisistes qui firent des pirouettes.
Tout néanmoins reste simple. Les gestes d'intervention sont ceux, élémentaires, de l'artisan menuisier, mais engagés autrement. Il ne s'agit en effet que de fentes, d'écartements, de coins qui maintiennent des tensions. Pourtant, «il y a plein de choses qu'on ne comprend pas», savoure Zuber. Peut-être cela tient-il au jeu des espacements, de leur rythme, à celui des profondeurs, des longueurs. Peut-être est-ce fonction de la proportion des sections, des strates. Là réside beaucoup du magnétisme de ces pièces. Comme ces incisions qui ponctuent la surface de celles accrochées au mur. On y voit une texture. C'est, en fait, leur structure cachée. Pas de magie là-dessous! Rien qu'un enchantement. Invitant le regard à être plus attentif, plus perspicace. À examiner un côté d'un relief et dépister pourquoi la première ou dernière tranche demeure vierge de coloration.
Des sensations en partage
Voilà pour le rayon des interpellations, des sollicitations. Mais ces sculptures offrent aussi des sensations en partage. Leur énergie, d'abord. Leur appaisement, ensuite; tandis que ressurgit l'importance du rapport entre support et surface. Au sol, la sculpture dialogue avec un autre volume, celui du lieu. Lorsqu'elle s'appuie au mur, s'y trouve accrochée, elle réinvente un langage gestuel glissant vers la confidence. Elle s'adosse (on ne peut plus lui tourner autour), elle prête le flanc. Sont-ce d'ailleurs un dos, un revers ? Ne seraient-ce pas plutôt un épaulement, un aparté ? Contre le mur s'est peut-être déposé un répit, s'exhalent des murmures. Dans un coquillage on entend bien la mer ! Entre les planchettes de bois, assemblées en forme de conque, de porte-voix, qu'entend-t-on ? Pourquoi pas la musique intérieure du cube qui lui est associé !
Lors de la première exposition de Pierre-Alain Zuber à Loèche (en 2012), dans la tour-château du Rathaus, plusieurs œuvres de ce type étaient présentes. Groupées parfois en assemblée, comme si elles discutaient de concert. Au sol une pièce constituée d'un socle renflé et fiché d'une multitude d'arceaux en reprenait l'esprit. Ses arcs dessinaient un réseau comme en tissaient autrefois les cablages des centraux téléphoniques manuels. Ailleurs, quelques-unes des conques s'avançaient plus ostensiblement dans la salle. Tubulaires losangées ouvertes telles des lèvres cherchant à articuler. Alors que d'autres, plus timides, s'étiraient horizontalement contre la paroi ou se contentaient d'une courbette réservée.
Ces œuvres hésitaient-t-elles entre ostentation et discrétion ? Absolument pas ! Elles escomptaient simplement partager les forces enfouies dans leurs veines et offrir une sorte de détachement. Quelques pièces, dès l'entrée mais à des visiteurs pas encore très attentifs, annonçaient d'ailleurs la couleur. Leurs surfaces externes étaient teintées de rouge, comme une carnation. De la vie, du sang ? En tout cas une interpellation supplémentaire ajoutant une température à l'objet.
Un débat finement relancé
Les sculptures de Pierre-Alain Zuber sont pétries à la fois – nous l'avons dit plus haut – d'énergie et de tranquilité. Contradictoire ? Plutôt la preuve que bien des contraires peuvent être, non pas opposés, mais associés. Un dualisme bénéfique confirmé lors de la deuxième exposition (2015) à Loèche, à la Galerie Graziosa Giger. Où l'emploi de la couleur contribue pour beaucoup. Le rôle, la place de celle-ci dans la sculpture sont finement relancés par Zuber. C'est un débat qui reste pendant, abordé, délaissé, repris à travers de multiples interrogations. Nous ne remonterons pas à la statuaire antique. Nous nous contenterons de faire simple en prenant deux exemples au XXe siècle.
Alexandre Calder (1898-1976) a peint les différentes sections de ses sculptures de tonalités franches mais restreintes aux fondamentales, rouge, bleu, jaune, noir et blanc. Afin de souligner l'articulation des divers éléments tout en donnant l'impression de dissocier la composition. Une manière roublarde de faire dialoguer les parties et le tout, bien dans la faconde de ce bougon jovial. Quant à Marino Marini (1901-1980), s'il a choisi de donner des colorations à ses bronzes sur certaines zones, ses interventions relèvent quasiment d'un travail sur les patines. De façon à intensifier le modelage des ombres et de la texture sans devoir attenter à un relief déjà passablement malmené chez lui.
Avec Zuber, la teinture n'agit ni comme une dissociation ni comme une accentuation. Elle ne fait que revêtir, parer une surface ou la tranche d'une épaisseur. Ce n'est qu'un révélateur, qui rappelle tout bonnement qu'une surface est rattachée à une masse. C'est aussi une aide apportée au sculpteur pour clarifier une situation. Par exemple, lorsqu'il prit conscience que les interventions obliques qu'il ouvrait dans les surfaces étaient trop fermées. Ses œuvres s'entretenaient avec l'espace, conversaient avec le lieu mais peinaient dans l'épanouissement. Depuis, elles laissent davantage passer la lumière, le font plus manifestement, l'attrapent mieux. La surface est devenue d'une ingéniosité raffinée dans ses captations et reflets, rendant la duplicité entre pellicule et profondeur que plus intrigante. D'autant que Zuber cherche à se prémunir contre une trop grande douceur du bois, dont le côté chaleureux ne devrait pas être trop séduisant.
Pas de séduction mais de la fascination
La fonction de la sculpture, pour un Pierre-Alain Zuber, n'a pas un but de séduction mais de fascination. La nuance peut sembler minime mais elle mobilise plus profondément le psychisme du spectateur. Dans la mesure où celui-ci ressent une similitude de vécu. On n'est pas dans un registre réaliste où les figures se répondraient dans un effet miroir, mais dans une situation d'empathie touchant aux réactions. L'aménagement d'un tel climat est adroit !
Surtout lorsque l'artiste utilise le même nombre de lattes, les mêmes longueurs et réussit à obtenir que des pièces qui ont tout pour être identiques répondent différemment selon ses interventions. Evidence ? Oui ! Et par transposition, le spectateur se trouve rasséréné. Le phénomène lui semble cohérent et touche sa propre personnalité.
En présentant des œuvres en duo, comme deux variantes possibles, l'artiste souligne le fait. Constituées d'éléments identiques, accrochées comme des parallèles, verticalement, horizontalement ou dressées depuis le sol, l'une se tord pour éloigner son centre du mur, l'autre au contraire ses extrémités. L'une gauchit vers le bas, l'autre en avant. L'une s'arc-boute dès son sommet, l'autre se ploie. Ou bien ce sont des configurations contradictoires. Refermée tel un conduit, l'une s'affiche comme la contrepartie à l'extension plane de sa sœur.
Le spectateur saisit qu'avec les mêmes caractéristiques mais face à des événements différents, une sculpture, une personne peuvent conserver non seulement leurs traits distinctifs mais les faire valoir avec bénéfice. Avec cette réserve que la singularité n'est pas disparate. Elle contribue à l'harmonie générale. Les ensembles présentés par Pierre-Alain Zuber sont toujours d'une belle homogénéité. C'est une vision qui associe. Avec lui, l'arbre ne cache jamais la forêt; il reflète la disposition dans laquelle elle est. Au même titre que tout individu témoigne de l'état de sa société, de sa culture.
Philippe Mathonnet, novembre 2016La vitesse du jaune : une dynamique méditative
C'est une sorte de quadrature du cercle signée Pierre-Alain Zuber ! Un peu parce qu'il emprunte ses formes pures à la géométrie élémentaire. Mais surtout parce qu'il parvient ici à conjuguer harmonieusement l'inconciliable, ou presque : les formes, les gestes et les matériaux très concrets du patrimoine vernaculaire valaisan, avec des interventions conceptuelles et minimales parfaitement contemporaines. Défi magnifiquement relevé !
Depuis toujours, le bois est le matériau de sa sculpture. Il y reconduit dans le mélèze et l'épicéa (les essences rustiques de son Valais natal) et à travers leurs découpes basiques destinées à la construction (poutres, lambourdes, lattes, lamelles, coins et carrelets...), les gestes ancestraux du menuisier ou du charpentier : scier, équarrir, inciser, fendre, courber, arquer, coller, visser... Des pratiques d'artisan déplacées dans le champ de l'art. Dans une démarche inspirée d'artisan conceptuel. Il y a contradiction dans les termes ? C'est vrai, mais il en accomplit parfaitement l'oxymore. L'idée fait l'art, mais chez lui, l'art est fait main. L'oeuvre raconte par elle-même comment elle est faite. Et les paradoxes dont elle est tissée donnent à l'oeuvre sa dynamique et sa tension particulières.
Sauf qu'ici, à Vercorin où il a travaillé in situ, sur le site et en dialogue étroit avec lui, l'homme du bois a voulu se démarquer des vieux chalets en madriers séculaires noircis par les âges où la main de l'homme est omniprésente. Il a opté pour son autre matériau fétiche : les panneaux de coffrage jaune vif qu'on utilise sur les chantiers de construction. Ni bois brut ni travail manuel, mais un matériau industriel que l'artiste fait mettre en forme par des ouvriers spécialisés. Le voilà donc qui rejoint ces grands artistes minimalistes américains qu'il admire tant et qui lui ont transmis le sens de la réduction à l'essentiel, de la rigueur tendue, de l'autonomie de l'oeuvre et son usinage parfaitement neutre. Et qui réinterprète l'attitude philosophique du mouvement Supports/Surface visant à mettre à nu tant le processus créatif de l'oeuvre que les éléments qui la constituent, en privilégiant les matériaux fondamentaux. Il y ajoute les ingrédients tout en finesse joueuse et en intériorité silencieuse qui traversent toute son oeuvre : le zeste d'inattendu qui déclenche la surprise, et la part de mystère qui lui garde son étrangeté.
Le chemin du chamois qui zigue-zague à travers prés? Transformé en éclair jaune zébrant le talus. Le vieux raccard sur ses piliers ? Habité par un mystérieux volume safran fendu d'entailles obliques qui le mettent en tension, l'incurvent et le font entrer en relation avec un vieux bahut à céréales. La grange à la paroi magnifiquement ravaudée ? Sous son toit où l'on faisait sécher les fascines, d'étranges tubulures en losange jaillissent comme des tuyaux d'orgue en jeu de trompettes qui semblent s'apprêter à donner voix à l'ancien fenil. Le bas de la piste de ski où l'on descendait le foin attaché sur la luge ? Couvert d'une escadrille de traîneaux à un seul patin et réduits à leur plus simple expression, tous avec la même orientation sur la pente qu'ils hâchurent de rais lumineux. Le traditionnel grenier anniviard ? Il a ses trous d'aération prolongés par des conduits à lamelles qui le hérissent de banderilles jaunes. Sur le plat du village, au mépris de leur poids, trois grands volumes d'une tonne chacun lévitent sur le pré, comme en apesanteur. Gravés dans leur bois de coffrage -et renvoyant aux parois des chalets qui racontent et enluminent leur histoire- des suites d'adverbes de temps et lieu : Ici après ailleurs/ Avant devant longtemps/ Là toujours loin. Comme les mots nus d'une poésie minimale.
Au total, sept installations qui tout à la fois convoquent la mémoire du lieu et affirment leur statut contemporain se sont coulées dans l'écrin du village. En écho avec sa topographie: ses deux pentes orientées nord et sud et son replat central. En dialogue avec son architecture vernaculaire : ses typiques raccards, granges et greniers. Et en contraste avec son temps suspendu qui rappelle à l'artiste les vacances qu'il y passait enfant chez son grand-père : «La vitesse du jaune » lui insuffle une dynamique nouvelle et y fait bouger les lignes, tout en gardant son caractère méditatif et secret. Pierre-Alain Zuber est un créateur d'objets ambigus qui conjuguent subtilement les contraires : des histoires de jaune et de noir, de pleins et de vides, de dedans et de dehors, de contemporain et de vernaculaire, d'élan dynamique et de concentration méditative.
Et après l'exposition, que deviendront-ils, ces objets ambigus ? « Les panneaux de coffrage s'en iront vivre leur vraie vie de panneaux sur des chantiers », sourit Pierre-Alain Zuber.
Françoise JauninFragilité de l’équilibre et stabilité paradoxale sont les notions qu’immédiatement les sculptures de Pierre-Alain Zuber évoquent. Elles s’imposent dans leur apparente simplicité, fruit d’une réflexion artistique rigoureuse et cohérente sur les propriétés du bois. Il faut tourner autour des oeuvres, enquêter sur l’ambiguïté de la perception qu’elles provoquent, pour en découvrir la complexité interne. Les courbes et contrecourbes, les torsions et décalages leur sont inhérents et assurent cette impression, si particulière, d’une sculpture à la fois stable, ancrée au sol, et à la fois aérienne, aux points d’appui à peine perceptibles.... Posées à même le sol, les structures aux dimensions humaines réfutent toute idée de monumentalisation; Pierre-Alain Zuber nous invite ainsi à une appréhension intime, au corps à corps, à une découverte à trois cent soixante degrés, lors de laquelle s’impose avec évidence le dialogue entre les pleins et les vides, les lignes horizontales et verticales, et les délicates nuances des cernes qui résultent de la méditation sur le matériau. ... Quelles que soient les recherches de Pierre-Alain Zuber au sol, pour ces sculptures aux courbes voluptueuses dont l’équilibre fragile se conjugue au refus de la verticalité monumentale, ou aux cimaises, pour ces compositions qui s’accrochent ou se détachent des parois, elles s’appuient toutes sur la passion de la matière. Son art induit à la tentation du toucher, par cette présence fascinante du matériau allié à la rigueur de la mise en forme.
Myriam Poiatti