Jacques Kaufmann

Né à Casablanca, Maroc en 1954.
Vit et travaille en France, Le Marteret
Diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Genève en 1977

J’ai failli avoir une brique à mon nom. Bardonnex 1993-2021

C’est en 1993, dans la briqueterie de Bardonnex située aux portes de Genève, que je fais mes premières expériences, elles-mêmes issues de mes impressions Rwandaises, la céramique à l’échelle du paysage.
À ce moment-là, une exposition aux Halles de l’Ile, conjointe à la naissance de mon premier fils, donne lieu à des installations autour de la thématique de la naissance. « Une forme de l’Infini », « Vertige », « Séparation », « Mur Enceint », figurent parmi les titres des pièces exposées.
Pour cela, j’ai emprunté des briques à la Briqueterie, que je rendrai à la fin de l’exposition. Les essais, au sein de la Briqueterie, marquent mes premières relations avec cette entreprise qui accueille mes projets avec bienveillance. On m’octroie un espace pour mes expérimentations, et des briques « SIG » (c’est-à-dire : Service Industriels de Genève). Celles-ci sont en effet produites pour les fonds de fouille, protégeant les canalisations de l’époque. Utilisées ainsi dans le sol, personne ne les voit jamais au grand
jour, et les ouvriers de l’usine eux-mêmes, me rendant visite dans mon hangar, s’exclament : on ne savait pas qu’on fabriquait un produit aussi beau ! Et c’est vrai qu’elles sont belles, avec leur effet flammé, en surface.
Ces briques ne sont plus aux normes aujourd’hui. Depuis longtemps, elles ne servent plus que pour la sole des fours de l’usine. Les stocks étaient tels que l’usine en avait pour des années. Ou en aurait eu, car récemment il y a eu la décision de fermer la production dans l’usine. Ne resterait qu’un point de vente à Bardonnex. Qui peut imaginer rentable de faire des tuiles, à Genève, aujourd’hui, au prix du foncier… Lorsque la donne économique s’impose, les notions de patrimoine, de savoir-faire sont de peu de poids.
Encore récemment, en 2019, lors de l’exposition au Musée Ariana (Murs-Murs), la pièce « Le vol de la mouche », d’une centaine de mètre de longueur, a été réalisée avec ces mêmes briques SIG. Plébiscitée par les visiteurs, puis validée par le Maire de la Ville en conjonction avec les responsables du Musée, la décision est prise de garder cette pièce dans le parc.
Au moment de la mise en place de la pièce, les responsables de la briqueterie venus voir le chantier disent, en écho avec les ouvriers de 1993 : « Elle est vraiment belle cette brique ». On devrait en redémarrer la production … On l’appellerait la brique « JK » !
J’ai failli avoir une brique à mon nom.

La brique, un morphème peu banal
Rwanda, France, Suisse, Belgique, Allemagne, Angleterre, Danemark, Finlande, Portugal, Italie,
Espagne, Turquie, Iran, Inde, Chine, Corée, Thaïlande, Japon …
J’ai rencontré toutes sortes de briques,
Dans toutes sortes de pays.
Si simples qu’elles paraissent,
Elles traduisent une culture et ses rêves,
Trahissent les modes de production et de vie.
La brique, issue du sol,
Sur les franges de l’inexistence,
Jointe à d’autres prend l’espace,
Devient Mur,
Et donne à l’Homme la possibilité de protéger,
Et de séparer dans le même temps
Vie intime et vie sociale.
Protéger, séparer, c’est la nature du mur.
Membrane, la vie s’installe en son sein,
Muraille, elle bute contre ses limites.

Une mesure dérisoire
La dimension des briques porte cette unité. C’est aussi l’unité à partir de laquelle Jacques Kaufmann élève ses murs. Un volume relatif à l’échelle humaine, parce que longtemps, elle était mesurée en pieds et en coudées. « Quand midi sonne pour l’heure de la pause, le maçon pose la brique qu’il tenait dans la main».
Le bord des murs de Kaufmann est à l’hauteur du regard, et leur début sont à pieds. Ce sont des murs pour partir, de l’unité d’une surface plane. Paece qu’ils se composent, comme ils se décomposent. Chaque mur implique une unité multiple. Et reprend le travail de la terre, la taille du sculpteur, la proximité du dehors, l’image de nos façades et l’architecture de toutes manières. Mais à nos yeux. S’établir dans l’espace, n’est pas seulement le fait de se protéger, ou au contraire, de s’imposer. S’établir dans l’espace, c’est toute la banalité du monde. L’espace contigu et infini nous expose, pour rien et à tout.
Comment ne pas y chercher, et ne pas y trouver un lieu commun dérisoire?
Spéculer. S’en aller, ne pas fuir mais, s’échapper d’une certaine déception. Prendre sur soi un sens incertain, un projet. Les murs sont des exemples simples, comme un carré s’il est noir ou blanc. Encore faut-il se le représenter.
Redoubler d’attention.
Spéculer donc, mais pour contenir la raison et en user jusqu’à la poésie.
Faire abstraction.

A. Léwy-Gazeau; la Forme des Murs (Extrait)