Catherine Gfeller

En 2017, à l'occasion des 25 ans d'Amitié entre la Suisse et l'Ukraine, j’ai été invitée à réaliser un projet artistique en Ukraine. Ce projet a abouti en un livre avec, entre autres, des textes de Klitschko et Andrei Kurkov, ainsi qu'en une exposition au National Museum Shevchenko au centre de Kiev. Ces images montrent la vie qui reprenait ses droits après la guerre du Donbass en 2014. Elles donnent à voir et à entendre Kiev qui cherchait à se réinventer.
Après la révolution de 2014, de nombreuses voix s’élévaient pour construire une nouvelle identité de la ville. Les rues, les places, les bâtiments avaient été remodelés, la foule prenait possession de l’espace urbain, les citoyens trouvaient de nouveaux mots pour parler de leur pays. Même si dans la mémoire collective, les images de guerre étaient encore présentes, les rassemblements de foule dans la vie quotidienne agissaient comme une riposte aux massacres, une victoire sur la tragédie. De nouvelles visions les recouvraient. Nous assistions à la fois à une remémoration et à un dépassement.
Aujourd'hui, ces oeuvres revêtent un sens nouveau et sont devenues des témoins de la guerre actuelle. Cachées dans les caves du musée puis ramenées en Suisse, elles auront des choses à nous dire, des témoignages de cette tragédie qui continue et joueront pleinement leur rôle de "Voices in Kiev".

"Nous nous sommes promenés lentement dans la ville avec Catherine Gfeller. Nous avons marché et parlé. Elle m'écoutait, mais regardait la ville, comme si c'était Kiev qui lui parlait, pas moi. En vérité, c'était vraiment Kiev qui lui parlait, mais par le biais de ma voix et de ma perception. Pourtant, elle a vu une autre Kiev, la sienne. Et son Kiev, entendu, vu, reproduit dans les photos et les textes, me raconte de nouvelles histoires sur moi-même, me fait sourire et réfléchir. Chaque personne a sa propre vision des choses. Catherine Gfeller a une vision multidimensionnelle, elle raconte la ville qu'elle a vue et entendue comme quelque chose de plus grand qu'une simple ville, comme un monde spécial auquel on ne peut accéder que par la porte d'entrée, dont la clé est dans la main de Catherine."

Andreï Kurkov

Catherine Gfeller pratique la photographie depuis l’âge de dix-neuf ans. Après des études de lettres (histoire de l’art, littérature française et histoire) aux universités de Neuchâtel et Lausanne entre 1985 et 1991, elle obtient un diplôme pédagogique qui lui permet d’enseigner l’histoire de l’art. Conjointement à ces activités, elle entreprend de nombreux voyages photographiques à travers les continents. En 1995, une bourse de l’Etat et de la Ville de Neuchâtel lui permet de résider un an à New York, où elle s’installe pour suivre les enseignements de la School of Visual Arts. Obtenant en 1999 un atelier à la Cité des Arts de Paris, elle s’établit dans cette ville. Son travail, déjà récompensé plusieurs fois, se voit décerner le prix de la Fondation HSBC pour la photographie. A partir de 2000, Catherine Gfeller explore les médiums vidéo et son pour évoquer des histoires entremêlant fiction et réalité, langage et image. Elle obtient en 2003 un DEA en esthétique et psychanalyse à l’Université de Montpellier. Dès 1988, les expositions personnelles et collectives s’enchaînent, notamment au Museo de Arte Contemporaneo à Santiago du Chili en 1995, au Musée des beaux-arts de Lille en 2002 et la même année au Centre culturel suisse à Paris, ainsi que dans plusieurs galeries internationales. En 2010 et 2011, le Musée des beaux-arts de la Chaux-de-Fonds puis le Kunstmuseum Luzern lui consacrent une rétrospective en deux volets.
Commentaire sur l’œuvre: En 1985, les couleurs de la Californie entraînent Catherine Gfeller vers la photographie. Durant une dizaine d’années, de nombreux autres voyages confirment ce désir de puiser dans le paysage les pigments de ses images. Dépouillées de toute présence humaine, ces compositions au chromatisme éclatant, aux lignes sobres et aux cadrages rigoureux jouent des ondulations de la nature comme le ferait un tableau abstrait. Lorsqu’elle se rend à New York, avide de nouvelles techniques pour incarner ce métissage entre photographie et peinture, elle se laisse happer par l’architecture d’acier et de brique, les enseignes lumineuses et le défilé des taxis jaunes. Peu à peu, ses photographies se multiplient et se superposent, dans des montages juxtaposant différents fragments visuels en longues suites horizontales ou verticales. La ville bruyante et surpeuplée envahit alors cet univers épuré, et de collisions d’images en chevauchements, de transparences en enchevêtrements, de répétitions en saccades, ses photographies résonnent en chœur avec le chaos citadin. Les pulsations urbaines s’accélèrent, la composition se densifie et s’emplit de passants.
Dans une complexification constante des agencements, les images s’interpénètrent pour tisser des histoires de plus en plus déchaînées et multicolores. Ses tirages photographiques deviennent des blocs monumentaux de sensations qui s’entrechoquent. A Paris, la figure humaine, et plus particulièrement celle de la femme, acquiert une place grandissante dans le travail de l’artiste, jusqu’à devenir le sujet principal de vidéos et de photographies (Les Déshabilleuses, 2002, Les Frayeuses, 2007, Les Dérangeuses, 2008). L’artiste tourne désormais son regard vers l’intime, le quotidien ou le récit autobiographique allié à une trame fictionnelle. Reformulant une réalité éclatée en images et en sons, avec des couleurs intenses et explosives, Catherine Gfeller cultive invariablement une ambivalence entre le rêve et le réel, le familier et l’étrange. Elle s’amuse avec les références spatiales afin de troubler l’appréhension univoque de l’image et s’approche toujours plus d’un langage de l’inconscient.

Séverine Fromaigeat pour Sikart (Schweizer Künstler Lexikon); Mars 2010

L’Année Gfeller : exil de l’exil

Le Zentrum Paul Klee à Bern invite Catherine Gfeller pendant toute l'année 2015. Elle réalisera une douzaine d'interventions en un dialogue avec l’art de Paul Klee - mais pas seulement - et dans des endroits plus ou moins invraisemblables. Elle passera de l'installation à la performance, de la photographie, la vidéo et la poésie. Se succèderont : « Ville de rêves » (photographie dans le cadre de « Klee à Berne », puis Ville en fugues » (vidéo), « Secret du sac à main » (autre vidéo mais ici dans l’antre de l’âme), « une filmeuse au ZPK » (installation dans des toilettes…), « Anfang eines gedichtes » (sets de table), « Make a movie with the artist », « le festival des post-it » (installation participative), « artiste en plein travail » (performance), « Voyage au pays de la meilleure connaissance ». Par la diversité de ses approches l’artiste va poursuivre une œuvre unique qui reste aussi un projet de vie (un peu à la manière d’une Sophie Calle ou d’une Orlan, mais selon d’autres stratégies). L’artiste permet d’éprouver et de vivre tout lieu de manière intempestive. Elle les découpe en "multipartitas" : l’œil du spectateur s’y égare plus qu’il ne s’en empare.
Dans chaque projet une structure « architecturale » porte le réel à des résonances imprévues. Fixité et univocité y sont remises en cause. Catherine Gfeller donne au réel une beauté « hors cadres », « hors lieux » qui n’a jamais rien de trivial. Elle accorde une âme aux êtres et aux lieux qui semblent l’avoir perdue et le tout avec une constante ironie. Pris en défaut de toute certitude, chaque projet explore le réel dans un écart vital et fragile, une présence complexe au sein de montages qui le sont tout autant. La vie se réinvente en chaque lieu ou projet. La vie se « réimage » en histoires ou destins loin de tout lyrisme mais avec âpreté qui invite toutefois à la rêverie dans une grammaire topo-graphique où les échelles de mesure, les unités métriques sont distanciées dans divers « rapports de position » miniaturisés ou agrandis qui arrache à l’art toute puissance de langage totalitaire par sa fonction de relation. Exil de l’exil de telles œuvres apprennent que les os sont le squelette de l’air, les mots sa chair. Si bien que la question se pose : de quel air sommes-nous faits ?

Jean-Paul Gavard-Perret, Journal 24 Heures, Lausanne, février 2015